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De la spoliation des baux locatifs à la "réintégration" des appartements. Histoire des "logements juifs" à Paris - Sarah Gensburger, Isabelle Backouche et Eric Le Bourhis
Jusqu’à une période récente, malgré l'essor des études historiques sur les questions de spoliations, la question du devenir des droits locatifs – baux ou engagements verbaux - des familles juives en France pendant la Shoah n’avait fait l’objet d'aucune recherche. Depuis 2015, trois chercheurs au profil distinct ont entrepris une enquête sur les baux locatifs à l’échelle du département de la Seine. Alors que ce travail est bien avancé, nous avons posé quelques questions à Sarah Gensburger, directrice de recherche au CNRS – Sciences Po Paris.
Quelle est l'origine de cette recherche ?
Nous menons à trois, Isabelle Backouche (EHESS), Eric Le Bourhis (Inalco) et moi-même une enquête très fouillée depuis presque 10 ans. Nous venons d'horizons différents, moi, je suis sociologue et j'ai déjà travaillé sur les spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale, Isabelle est une historienne de l'urbain. Elle est à l’origine spécialiste de Paris et de la Seine au 18ᵉ siècle avant de s’intéresser à l’aménagement et au quartier sauvegardé du Marais. Lors d'une recherche sur l’expropriation, en 1941, de l’îlot insalubre n°16, situé autour du Mémorial de la Shoah, elle a découvert aux Archives de Paris un large fonds d'archives portant sur "le relogement des sinistrés" auquel, au départ, elle ne comprenait pas grand-chose. Ensemble, et rejoint par Eric Le Bourhis, également spécialiste de l’histoire urbaine et qui travaille sur Riga, capitale de la Lettonie, nous avons essayé de comprendre ce que contenaient ces 66 cartons d'archives qui constituent les traces d’une vaste opération de réaffectation des droits des locataires juifs à des locataires non-juifs entre 1943 et 1944, sous l’égide de la Préfecture de la Seine. Nous avons construit une base de données qui concernent près de 9 000 baux. Ce fut le point de départ pour reconstituer l'histoire de ces appartements pendant l'Occupation et après.
Est-ce que cette question du devenir des logements locatifs occupés par des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale avait déjà été étudiée avant vous ?
Non, et c'est très curieux. Le rapport de la Mission Mattéoli a étudié de nombreuses dimensions de la spoliation, mais a laissé de côté celles des baux locatifs. Par la suite, de nombreuses recherches ont été menées sur le pillage du contenu des appartements (meubles, tableaux, instruments de musique...) mais toujours rien sur les baux locatifs alors que l'écrasante majorité des Juifs résidant à Paris était locataire. Il est vrai qu'en France, on s'intéresse beaucoup à la propriété et peu aux locataires !
Formulaire mis en place par la Préfecture de la Seine à partir de mai 1944 pour identifier les logements « israélites », Archives de Paris, fonds 133W
Quels premiers enseignements tirez-vous de ces recherches ?
Nous avons mis au jour une véritable politique institutionnelle antisémite de spoliation des Juifs de leurs droits locatifs. Le processus que nous avons pu retracer est le suivant : une famille juive quitte son logement soit parce qu'elle est arrêtée et déportée, soit – et c’est la majorité - parce qu'elle est partie se réfugier, se cacher, à la campagne, en zone libre, à l'étranger ou ailleurs dans Paris. Nous sommes en 1941 dans un contexte de crise du logement qui existait déjà avant-guerre et s'est aggravée avec la guerre, les bombardements, les populations sinistrées ou déplacées entraînant une augmentation des besoins. Dans un premier temps, la Dienststelle Westen pille le contenu de l’appartement. Ensuite, la Préfecture de la Seine considère l’appartement comme « vacant », alors même que les droits du locataire juif restent normalement valables, et choisit un nouveau locataire non-juif qu’elle impose au propriétaire. Dans près d’un tiers des cas, un administrateur provisoire est nommé par le Commissariat Général aux Questions Juives pour résilier le bail à la demande de la Préfecture de la Seine. Le bail antérieur est résilié quand bien même le locataire juif continuerait à payer son loyer. Cela était en effet très fréquent : les loyers étaient peu élevés à cette époque, environ 7% des revenus du foyer, et de nombreux dossiers montrent que les propriétaires veulent mettre fin aux droits des familles juives malgré tout. Officiellement, cette opération devait permettre de fournir un logement aux sinistrés des bombardements alliés. Ce fut le cas d’un peu plus de 50% des nouveaux occupants. Mais, du voisinage aux concierges, en passant par toutes les couches sociales, c’est toute la société parisienne qui s’est mobilisée autour de ce marché des « appartements juifs ». Tous partageaient la conviction que les Juifs ne reviendraient pas. Ces nouveaux locataires l’étaient à titre définitif et un nouveau bail classique était établi en leur nom.
Parution dans Paris Midi, le 21 août 1943
Que s'est-il passé après la guerre ?
En France, de nombreux Juifs ont heureusement survécu. Ils ont cherché à la Libération à réintégrer leurs logements parisiens qu'ils trouvent dans la plupart des cas occupés par un locataire qui clame sa bonne foi et montre un bail en bonne et due forme. Certains, notamment proches des milieux résistants des FTP MOI, ne se sont pas embarrassé de procédure et ont jeté dehors le locataire manu militari ! Mais dans la très grande majorité des cas, les locataires juifs ont dû se battre pour rentrer chez eux. Si des accords à l’amiable ont pu être trouvés, ils sont nombreux à avoir déposé une requête auprès du Tribunal des référés qui, dans un premier temps, leur donne raison et ordonne l’expulsion du nouvel occupant au motif que le contrat de location n’a pas été résilié régulièrement. Toutefois, même dans cette première période, cela ne veut pas forcément dire que le locataire installé pendant la guerre accepte de s'en aller tout de suite, les choses peuvent trainer, certains locataires juifs se découragent par manque d'argent...
Pourquoi une loi n'a-t-elle pas réglé ces différents très nombreux ?
À partir du 14 novembre 1944, donc très tôt en fait dans la temporalité de l’après-guerre, tout change. Le 14 novembre 1944, deux lois sont adoptées le même jour. Le premier acte et organise le principe de la nullité des spoliations… à une exception réglée par une seconde loi du même jour : les contrats de location dont les familles juives peuvent réclamer la jouissance sauf si le nouvel occupant rentre dans certains statuts, qui sont exactement ceux privilégiés par la Préfecture de la Seine pour placer les gens dans les appartements : des sinistrés - appréciation très large ! -, aux prisonniers de guerre en passant par les résistants... Finalement, en mai 1946, après deux années de procès, d'expulsions, de manifestations en faveur des expulsés fortement antisémites - des événements qui sont bien oubliés aujourd'hui ! -, une nouvelle loi acte que si on est un locataire étranger, on ne peut définitivement pas récupérer son logement. La majorité des Juifs de Paris entrent à l’époque dans cette catégorie.
Comment allez-vous diffuser vos recherches ?
Nous avons déjà publié des articles scientifiques, créé un collectif, Connu à cette adresse, qui réunit depuis plusieurs années des chercheurs ou des personnes intéressées par la spoliation des appartements des Juifs pendant la guerre. Nous publierons dans quelques mois un livre destiné au grand public qui, en quelque sorte, fera l'histoire sociale de la Shoah à Paris à partir de l’étude du devenir des logements locatifs. Nous y raconterons quelques cas emblématiques d'appartements spoliés, par exemple celui des parents de Robert Badinter. Mais nous n'avons pas terminé notre recherche, notamment pour ce qui est de l’étude de la réintégration des logements à la Libération, le dépouillement systématique des jugements civils des séries judiciaires (juges de paix et tribunal civil de la Seine) prenant énormément de temps. Ensuite, nous aimerions étudier la situation ailleurs qu'à Paris.
Nomination d’un administrateur provisoire pour résilier le bail des locataires juifs - Archives Nationales, AJ38
Monsieur Alain Zivi qui a lui-même écrit un article sur l’histoire de l'appartement dont Léon Blum était locataire nous encourage en effet à nous intéresser aux cas de province et a, d’ailleurs, avec des membres de sa famille, fait un don en ce sens à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah en mémoire des familles Blum et Metzger, déportées. Nous les en remercions vivement.
Ce projet de recherche a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah pour l'année 2024-2025 grâce à la contribution de la famille Zivi- Biélot.