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Expérience vécue de l’antisémitisme et émancipation juive. La réception des Réflexions sur la question juive chez trois disciples juifs de Sartre (Albert Memmi, Robert Misrahi, Benny Lévy) - Emmanuel Levine

En partant d’un état des lieux sur l’histoire et les théories de l’antisémitisme, ce projet de recherche entend combler une lacune importante : la relative sous-théorisation de l’expérience de l’antisémitisme telles qu’elle est vécue aujourd’hui par les juifs français, ainsi que la morale d’une émancipation juive qui en découlerait. Le projet s'appuie en particulier sur la réception des Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre chez trois disciples juifs du célèbre philosophe : Albert Memmi, Robert Misrahi et Benny Lévy.

Bourse postdoctorale 2025-2026

Alors que sa bourse post-doctorale a été renouvelée pour une année supplémentaire, nous avons posé quelques questions à Emmanuel Levine : 

Comment avez-vous eu l'idée de solliciter la FMS ?
Après mon doctorat à l’université Paris Nanterre en philosophie contemporaine, j'ai voulu poursuivre un travail postdoctoral dans le domaine des études juives et plus spécifiquement sur l'antisémitisme, sur lequel j'avais déjà travaillé. Je me suis donc tout naturellement tourné vers la Fondation. Le sujet que je proposais visait à creuser la question de l'antisémitisme contemporain, parce que j'ai constaté qu'on parlait certes de la hausse du nombre d’actes antisémites, mais beaucoup moins de l'expérience vécue, de ce que c'est que d'être confronté à l'antisémitisme. Ce constat était valable dans l’espace public comme dans le champ universitaire.

Comment avez-vous choisi votre corpus d'œuvres et d'auteurs ?
Des philosophes avaient déjà parlé de l'expérience de l'antisémitisme. Sartre bien sûr, mais il ne parlait pas depuis le « côté juif », n’étant pas juif lui-même. Je suis donc allé voir du côté d'auteurs juifs français, lecteurs de Sartre, qui avaient en commun de penser les causes, les mécanismes et les effets de l’antisémitisme sur les juifs, en même temps que leur désir d’en sortir, dans le contexte de l’après-Shoah et des débuts de l’État d’Israël. Ces auteurs juifs sont philosophes, sociologues ou plus largement des intellectuels. Il y a Albert Memmi avait reçu une formation de philosophe, était sociologue de profession, mais est aujourd’hui plus connu comme essayiste et romancier. Benny Lévy, normalien, ancien mao, secrétaire de Sartre puis philosophe s'est ensuite consacré aux études talmudiques en s’installant en Israël. Robert Misrahi était lui un pur philosophe, que Sartre a d’ailleurs aidé financièrement à poursuivre ses études.

Comment envisagez-vous vos recherches à venir après une année de travail accompli sur le sujet ?
Mon travail se structure en quatre blocs. Il y a d'abord une importante partie de travail sur la « littérature » existante et ses lacunes, en évaluant ce qui s’est écrit depuis la fin du XIXᵉ siècle, aussi bien en français, en anglais, en allemand et (plus rarement étudié en France) en espagnol. Dans un deuxième bloc, j’étudie en historien des idées les auteurs juifs français, lecteurs de Sartre, qui ont traité d’une manière ou d’une autre la question de l'antisémitisme tel qu’il est vécu en tant que juif. J’intègre par exemple Claude Lanzmann, André Gorz, Emmanuel Levinas, Éliane Amado-Levy Valensi ou Wladimir Rabi. Mon troisième bloc, ce sont les sciences sociales, avant tout la sociologie. Les enquêtes qualitatives et quantitatives portent principalement sur la France et l’Europe de l'Ouest, mais se réduisent souvent à une étude statistique de la nature et de la prégnance des stéréotypes. C'est une grosse difficulté, car on trouve peu de choses sur le vécu individuel dans toutes ses enquêtes. Le quatrième volet consiste à confronter ces enquêtes à mon corpus pour analyser les formes les plus actuelles d’antisémitisme.

Il semblerait que votre projet ait évolué, ait pris de l'ampleur, depuis que vous avez sollicité la FMS. Est-ce le cas ?
C'est vrai, mon sujet a évolué.  Au départ, il s’agissait surtout de l'histoire de la philosophie. Mon propos s'est élargi parce qu’il m’a paru urgent est d’aborder la situation actuelle en France et de toucher également le grand public. D’un côté, mon travail s'apparente bien à l'histoire des idées : je cherche à faire connaître ces auteurs, qui sont surtout connus pour d'autres raisons, pour ce qu'ils ont pu apporter à la compréhension de l'antisémitisme. Par exemple, je compte retraduire une nouvelle de Robert Mistrahi qui décrit l’expérience incarnée, d'avoir porté l'étoile jaune. Misrahi, plus connu pour sa philosophie du bonheur et de la liberté, redevient l’auteur de La condition réflexive de l’homme juif ou de Marx et la question juive. Mais ces découvertes et recherches visent à penser le temps présent, dans ce qu’il a parfois de plus dramatique.  Je vais enfin évoquer la dimension émancipatrice de leurs pensées qui consiste à aborder l’épreuve de l'antisémitisme pour chercher à s'en libérer, en faisant de l'antisémitisme l'oppression par excellence, donnant à la libération de l'antisémitisme une portée universelle.

Pouvez-vous rappeler pour les non-philosophes ce qu'est la phénoménologie que vous mobilisez dans votre recherche, puisque vous partez de Sartre et de ses célèbres Réflexions sur la question juive ?
La phénoménologie, littéralement le discours (logos) sur les phénomènes (phenomenon) est une méthode philosophique venue d’Allemagne, de Husserl et Heidegger. Sartre et Levinas ont contribué à introduire en France dans les années 1930-1940. Elle consiste à travailler moins sur le pourquoi que sur le comment, sur le sens des choses mêmes, y compris quand elles n’ont apparemment pas de sens. Cette méthode philosophique est avant toute descriptive. Elle cherche à décrire dans un phénomène ce qui ne nous apparaît pas d’ordinaire, mais qui se manifeste à nous s’y on se déprend de nos préjugés pour s'attacher au sens que les choses ont pour nous. L'accent est souvent mis sur l'expérience vécue : on peut appliquer la phénoménologie au temps, à la mort, à la perception, mais aussi à l'antisémitisme.

Comment comptez-vous travailler en collaboration avec différents autres chercheurs comme vous le signalez dans votre projet ? Je suis chercheur associé au laboratoire où j’ai fait ma thèse, à l'Institut de Recherche de Nanterre. Par ailleurs, je suis en contact avec des spécialistes de chacun des auteurs étudiés. Enfin, je mène plusieurs collaborations avec un collectif de chercheurs avec lequel nous avons par exemple organisé à un colloque de diagnostic sur « L’antisémitisme aujourd’hui en France, au prisme de sciences sociales » à l’EHESS en janvier 2025.

Expérience vécue de l’antisémitisme et émancipation juive. La réception des Réflexions sur la question juive chez trois disciples juifs de Sartre (Albert Memmi, Robert Misrahi, Benny Lévy) - Emmanuel Levine

Comment comptez-vous publier des états intermédiaires de votre travail ?
Je compte publier un premier article tiré d’une communication sur une « phénoménologie critique de l’antisémitisme », ainsi qu’une série d’articles sur chacun des trois auteurs étudiés, leur lien à Sartre, leur théorie de l’antisémitisme et l’éthique qui doit, selon eux, porter la lutte contre l’antisémitisme. 

Est-ce que les livres de ces différents auteurs sont encore disponibles ?
Oui, pour la grande majorité des livres de Memmi. Guy Degas a aussi fait un immense travail d’édition de ses inédits. De même, les livres de Benny Lévy sont disponibles et Gilles Hanus a aussi fait un grand travail de transmission de l’œuvre. En revanche, bon nombre des livres de Misrahi sont épuisés, uniquement consultables en bibliothèque.

Une question que je me suis toujours posé en ayant lu il y a longtemps le livre de Sartre sur l'antisémitisme, pourquoi s'est-il intéressé à cette question ? 
C'est une très bonne question. Sartre écrit ce livre en 1944, à la fin de l'Occupation, et il est publié au 1946. Il s'intéressait à la question cruciale, morale et politique, de la Libération. Il parle assez peu de la persécution des Juifs pendant la guerre, cela lui a été reproché. Mais son but est avant tout de décrire les différents types d'antisémites, qu'il avait croisés avant-guerre et qu'il retrouve après sa courte captivité sous l’Occupation : l'antisémitisme bourgeois ou chrétien, l'antisémitisme de droite ou de Gauche, etc. Son but est essentiellement d'étudier concrètement comment sortir de cet antisémitisme qui, de son point de vue, sape les bases de toute démocratie. Ce qu'il n'a pas tellement abordé, car ce n’était pas le cœur de son problème, c'est la situation du Juif, non pas celle qu’on lui fait, mais celle qu’il vit.

Pourquoi Sartre revient-il à ces questions à la fin de sa vie et notamment à la question du judaïsme ?
C'est sans doute sous l'influence de Benny Lévy qu'il s'est davantage intéressé à la question du judaïsme, de son histoire et son sens, alors qu’il l'avait jusque-là presque mis de côté.

Pour terminer, allez-vous aborder la question de comment se protéger de l'antisémitisme ?
La question de l’articulation entre théorie de et lutte contre l’antisémitisme est cruciale. C’était déjà celle d’Adorno et Horkheimer, de la première génération de l'école de Francfort dans les années 1930-1940. La hausse des violences antisémites depuis les années 2000, le passage à internet puis aux réseaux sociaux, ainsi que le changement radical de contexte géopolitique font muter (sans totalement les effacer) les tropes, les discours, les préjugés antisémites. Face à ces discriminations et persécutions, il faut trouver les meilleurs outils théoriques et pédagogiques. Plus le diagnostic sur les raisons et les effets de l’antisémitisme sera clairvoyant, plus il sera possible de les démonter et de résister à leur propagation. 

 

 

 

Les recherches postdoctorales d'Emmanuel Levine ont reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.